En Globalia
On n’écrit plus, tout est informatisé
On vit vieux avec toute sorte de chirurgie esthétique
Une loi bannit toute utilisation industrielle des produits naturels
(un des textes les plus anciens de Globalia) : bois pour le papier, le cuir…
Les voitures roulent seules, elles ont l’anticollision, le radar latéral, le GPS…
La moyenne pour avoir des enfants est de 61 ans
Les feux sont interdits, l’oxygène élevé au rang de bien précieux.
Les livres sont morts dans leur graisse.
Chaque fois que les livres sont rares, ils résistent bien.
A l’extrême, si vous les interdisez, ils deviennent infiniment précieux.
Interdire les livres, c’est les rendre désirables.
Toutes les dictatures ont connu cette expérience.
En Globalia, on a fait le contraire : on a multiplié les livres à l’infini.
On les a noyés dans leur graisse jusqu’à leur ôter toute valeur,
jusqu’à ce qu’ils deviennent insignifiants.
Globalia, où nous avons la chance de vivre,
proclamait le psychologue, est une démocratie idéale.
Chacun y est libre de ses actes.
Or la tendance naturelle des êtres humains est d’abuser de leur liberté,
c’est à dire d’empiéter sur celle des autres.
La plus grande menace sur la liberté, c’est la liberté elle-même.
Comment défendre la liberté contre elle-même ?
En garantissant à tous la sécurité.
La sécurité c’est la liberté.
La sécurité, c’est la protection.
La protection, c’est la surveillance.
La surveillance, c’est la liberté. »
Toute la planète était commise à l’obligation de fournir chaque jour
son quota d’accidents de transports, de meurtres,
d’escroquerie et de colère des éléments….
Les victimes étaient les véritables vedettes de ces spectacles…
Malgré le choc et la douleur, on percevait toujours dans leurs yeux
le reflet d’un immense bonheur :
celui d’acquérir un instant une existence réelle dans le monde virtuel.
Le problème, je vous l’ai dit, c’est que les gens ont besoin de la peur…
Pourquoi croyez-vous qu’ils allument leurs écrans chaque soir ?
Pour savoir à quoi ils ont échappé… La peur est rare, voyez-vous.
La vraie peur, celle à laquelle on peut s’identifier,
celle qui vous frôle au point de vous cuire la peau,
celle qui entre dans la mémoire et y tourne en boucle jour et nuit.
Et pourtant, cette denrée-là est vitale.
Dans une société de liberté, c’est la seule chose qui fait tenir les gens ensemble.
Sans menace, sans ennemi, sans peur, pourquoi obéir, pourquoi travailler,
pourquoi accepter l’ordre des choses ?
Croyez-moi, un bon ennemi est la clef d’une société équilibrée.
Cet ennemi-là, nous ne l’avons plus….
Nous sommes victimes de notre succès, en un sens.
La protection sociale a bien travaillé.
Les églises, les mosquées, les synagogues, les sectes,
les banlieues, les associations sont truffées d’indicateurs.
Tout est donc sous contrôle.
Le danger, nous l’avons repoussé à l’extérieur, dans les non-zones.
Mais les non-zones sont isolées, morcelées,
à ce point bombardées que toute force organisée y a été aussi cassée….
Si nous voulons de bons ennemis, ce sera à nous de susciter des vocations.
La vôtre, par exemple. Nous vous pourvoirons seulement de l’indispensable
pour que vous puissiez survivre.
Nous cherchons la haine, pas le mépris. Il faut qu’il soit pris au sérieux.
C’est pourquoi nous envisageons d’organiser rapidement
la fuite de quelques documents soigneusement élaborés par nos soins.
Ils prouveront que le Nouvel Ennemi
a été actif et nuisible dès son plus jeune âge.
Ce programme peut être résumé en trois points :
- Séparation stricte et définitive entre ce qui devra constituer Globalia
et ce qu’il faut rejeter à l’extérieur.
- Destruction de toute forme d’organisation politique hors de Globalia
- Maintien d’un haut degré de cohésion sur tout notre territoire
grâce à une forte armature de sécurité intérieure.
Toutefois, on ne saurait insister sur l’importance des mentalités.
La cohésion en Globalia ne peut être assurée
qu’en sensibilisant sans relâche les populations à un certain nombre de dangers :
le terrorisme bien sûr, les risques écologiques et la paupérisation.
Le ciment social doit être la peur de ces trois périls
et l’idée que seule la démocratie globalienne
peut leur apporter un remède.
Vous continuez de rêver d’un monde ou les qualités que vous sentez en vous,
le courage, l’imagination, le goût de l’aventure et du sacrifice trouveraient à s’employer.
Et c’est pour cela que vous regardez vers les non-zones….
Après toutes ces années d’effort pour éradiquer l’idéalisme,
l’utopie, le romantisme révolutionnaire,
découvrir encore des esprits comme le vôtre
relève vraiment du miracle…
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Jean-Christophe Rufin