Consciemment ou inconsciemment, n'avons nous pas fait serment
de ne jamais laisser s'embourber dans l'insignifiance
cette vie qui nous a été transmise par le sacre de la naissance ?
Chaque fois que le danger rôde de la perdre en futilités, en broutilles,
chaque fois que l'anesthésie la gagne ou que l'asphyxie la plombe,
comment ne pas réagir ?
Comment ne pas courir ouvrir les portes et les vantaux ?
Il y a des «appels» dans l'ordre du quotidien
(un besoin de solitude, un désir de voyage, de repli,
de recul, de retraite, une amitié ardente)
qui signalent à l'autre :
«Tu m'aimes pour cette vie qui m'habite. Elle menace de tarir.
Pour la refaire jaillir, je dois faire ce pas qui peut être t'effraie ;
mais je dois le faire par respect pour moi et pour toi.»
Exiger de celui qui parle ainsi qu'il fasse taire cet appel,
c'est mettre en chantier la lente transformation
de la relation en état de mort.
Celui ou celle qui a été appelé à se mettre de quelque manière en mouvement
et qui a été retenu - tant pour de bonnes raisons que par peur, par convention -
ne pardonnera pas dans son for intérieur à celui (celle)
qui d'un seul mot peut-être a scellé à son pied un boulet.
Il reste. Elle reste. Mais qui reste au juste?
Et quelle part s'éloigne ou s'éteint en catimini ?
Et si c'était précisément la part vibrante
pour laquelle nous nous sommes aimés ?
Le jardinier ne peut pas monter la garde
contre les mulots, les chenilles, les taupes.
Il ne peut pas guetter chaque puceron, chaque bactérie.
Il ne peut pas arrêter le vent d'ouest ni dissuader la tempête de se déchaîner.
Il ne peut pas interdire à la grêle de s'abattre.
Il ne peut pas non plus contraindre la plante à pousser plus vite
en lui tirant les feuilles, ni vouloir la garder petite.
Il ne peut que «tenter de mettre toutes les chances du côté de la plante»
et garder vivant avec elle un dialogue.
Ainsi pour la relation qui nous unit.
Je ne peux pas abolir ton destin, ni t'éviter épreuves et difficultés,
ni enrayer tes échecs, ni provoquer ta réussite, ni entraver tes rencontres.
Impossible de prendre les commandes de ta vie,
de m'immiscer entre toi et ta peau,
de glisser mon doigt entre ton écorce et ton aubier.
Je ne peux que t'assurer de ma loyauté -
ne jamais laisser tarir le dialogue entre nous,
le raviver de neuf chaque jour.
Mieux encore :
je ne peux que respecter l'espace dont tu as besoin pour grandir,
te mettre à l'abri de ma trop grande sollicitude
de tout envahissement de ces rhizomes souterrains
que sont les discrètes et indiscrètes manipulations de l'amour.
Jamais, quoi que je fasse, je ne serai celui ou celle qui mâche ton pain,
boit ton eau, jamais je ne respirerai pour toi.
Jamais ta peau ne m'invitera à m'y glisser.
Jamais je ne tisserai pour toi les fils de tes rêves ni de tes pensées.
Et comme tu étais seul à ta naissance, tu seras seul devant ta mort
et seul, mille fois, dans les nuits d'insomnie quand un chien aboie au loin
ou quand une voix que tu es seul à entendre t'appelle.
Vouloir me perdre en toi, me jeter en toi, corps et biens,
avec tous mes meubles et mes trésors. T'envahir. Te combler.
Te faire gardien de mes propriétés ! Il n'est pire cruauté.
Car tu as une vocation, unique, une œuvre à mener à bien.
Toi-même. Et pour cela, il te faut tout l'espace qui est en toi.
Dire: «Aimer c'est délivrer l'autre de mes bonnes intentions - et de moi-même »
paraîtra excessif. Pourtant c'est en me détachant de toi
et en m'ancrant en moi que je commence véritablement d'aimer.
Le cadeau que je peux te faire, c'est de retirer de toi
toute la volonté de transformation que j'y ai mise - par zèle ou par ignorance,
la retirer de toi pour la remettre où elle a sa vraie place : en moi.
Ainsi, nous protégerons l'un et l'autre le secret lent et silencieux de nos gestations.
Garde tes distances sans faiblir.
Il n'est que l'Éros qui puisse les abolir - pour les faire renaître tout aussitôt.
Garde tes distances.
Non par froideur. Garde-les par ferveur.
Et cela en sachant - ô paradoxe - que tu n'es qu'une autre part de moi-même.
La part qui ne se laisse ni dominer ni annexer, qui jusqu'au bout te tiendra tête.
L'énigme qu'est l'Autre recule comme l'horizon à chaque pas que tu fais vers lui.
L' Autre est la frontière que la Vie a dressée devant toi,
afin que tu ne sois pas perverti par ta toute-puissance.»
Ici commence le royaume de l'altérité dans lequel on ne pénètre pas.
Mais ne rêvons pas de révoquer la dualité.
La fusion du Deux en Un est œuvre divine.
Il n'est que l'Éros qui nous y fasse furtivement goûter.
Et la mort.
Si la première des fidélités, nous la devons à la Vie qui est en nous,
c'est bien d'une vigilance de chaque instant qu'il faut faire preuve.
Tout, sur cette terre, si nous n'en prenons soin,
est soumis à la lente dégradation de l'entropie.
Quand l'homme cesse de se chercher au-delà de lui-même,
de s'élancer, de se porter en avant,
alors l'eau qui le compose stagne et croupit.
L'élan qui cesse de circuler dans un corps agit comme un poison.
Ces êtres de dialogue, de partage et de mouvance que nous sommes,
vivent de la magie des rencontres, meurent de leur absence.
Chaque rencontre nous réinvente illico
- que ce soit celle d'un paysage, d'un objet d'art, d'un arbre,
d'un chat ou d'un enfant, d'un ami ou d'un inconnu.
Un être neuf surgit alors de moi et laisse derrière lui
celui qu'un instant plus tôt je croyais être.
La rencontre fait résonner en moi des modes et des tons
que je n'avais pas perçus jusqu'alors.
C'est par la rencontre que dans cet amas diffus, cette nébuleuse
que par commodité j'appelle moi,
s'éclairent et se regroupent les constellations.
Pareille richesse ne se peut épuiser en une seule relation
aussi privilégiée, aussi forte soit-elle.
Bien davantage: c'est la plénitude tout à l'entour
qui profite à cette union première et la nourrit.
Si l'un des amants ne supporte pas que l'autre vibre,
vive et aime en dehors de sa présence,
s'il se met à rêver d'être la seule source de son bonheur,
il peut avoir au moins une certitude :
celle de devenir très vite la seule source de son malheur.
«C'est au vent qui l'ébouriffe, à la tempête qui le ploie
que l'érable rouge doit sa beauté».
La relation des amants trouve sa vigueur
dans le jeu des forces qui l'ébranlent.
L'«espace en devenir» qui entoure chaque être
et à l'intérieur duquel il peut grandir, se dilater,
rayonner, tâtonner, s'élancer, est sacré.
Lorsque, sous prétexte d'attachement,
on le résorbe, la vie commune se dégrade.
Par un mystère, impossible à élucider,
ce sont précisément toutes les rencontres d'une vie
qui nous font peu à peu advenir.
Chaque rencontre me livre d'une manière, tantôt une lettre,
tantôt un mot, tantôt une virgule, un blanc qui, peu à peu,
mis bout à bout vont composer le libellé d'un message
à moi seul adressé.
Ou mieux encore : chaque rencontre ardente
détient une pièce biscornue du puzzle
qui finira par me composer une vie et qui,
avec la multiplication des pièces disposées, va lentement,
dans un dégradé de couleurs, laisser apparaître les grands contours,
les grands thèmes de ma destinée.
Et ce sont les autres qui me livrent - souvent à leur insu -
la clef de mon énigme.
Dans chaque rencontre se révèle un aspect de mon être,
un visage secret nage à ma rencontre dans l'eau du miroir.
Les rencontres me remettent en mémoire une modalité d'être,
une totalité oubliée.
Elles me cherchent, me trouvent sous les masques.
Souvent elles me délivrent.
Quand je dis «rencontre ardente»,
je pense à toute la gamme possible de relation entre deux êtres,
à toutes les modulations existantes dont celle particulière d'amants
ne constitue que l'inflexion extrême.
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