jeudi 2 janvier 2014

28. CITATIONS CHOISIES

"Souvent, sur des murs écaillés, dans la vase d'une mare,
dans la braise qui s'émiette en cendres,
dans l'assemblage fortuit de cailloux sur un sentier,
au contour fluctuant des nuages,
j'ai vu des paysages inattendus, des champs de bataille tumultueux,
des visages d'une beauté indescriptible, des monstres,
des démons et bien d'autres images stupéfiantes.
Je n'avais qu'à choisir et à compléter."

Dans ces lignes, où Léonard De Vinci livre ses modèles,
se trouve révélée l'essence même de la petite enfance.
Ce regard, qui "lève" dans les choses les présences qui s'y dissimulent,
caractérise cet âge de la perception immédiate.

Sans tri préalable, ses seuls yeux ouverts
livrent au petit enfant ce qui est ou ce qui peut être,
et non, comme plus tard,
dans le grand black-out de la raison civilisatrice,
la projection de ce qu'ils auront désormais à voir.
 Il se meut encore dans l'espace magique d'avant la restriction :
il choisit seul parmi les innombrables possibilités que lui présente le réel.

Sa nouvelle matrice est la terre
- ce qu'il en touche, ce qu'il en flaire,  ce qu'il en devine.
Avant qu'elle ne soit transformée en une coulisse raide et morne,
il s'y prolonge de tous ses sens.
Chaque nouvelle découverte au-dehors
lui révèle quelque chose au-dedans de lui-même.
Les odeurs lui font un nez, les saveurs une langue,
la boue où il patauge, des orteils.

Gobé par la contemplation d'une herbe, d'une irrégularité
dans le tissage du drap, d'un pépin ou d'un brin de laine,
il émerge de ses longues absences étrangement fortifié.
Il est le chien avec lequel il joue, l'écorce qu'il détache du tronc,
la miette qu'il récolte sous la table, la croûte de son genou couronné et...
dzzzz...la mouche sur la vitre.

C'est pour cette raison que toute sensation vécue dans l'enfance,
lorsque le hasard par surprise nous en ramène une bribe
-odeur, grain d'étoffe, acidité d'un fruit -,
nous émeut si profondément.

Plus rien par la suite, autour de nous, si nous n'y prenons garde,
ne revêt l'impérieuse présence que nous lui avions connue alors.
.
Christiane Singer
"Les âges de la vie"
.

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